Que retenir des gilets jaunes

14/01/19 | Chronique de l’aménagement urbain

Gilets jaunes
Des gilets jaunes arrêtent des véhicules sur un rond-point

Eric RAIMONDEAU/ Bernard LENSEL – Urbanistes des Territoires

Publié dans Ingénierie territoriale N°41 Décembre 2018/Janvier 2019

L’aménagement du territoire à l’origine des gilets jaunes?

Ce mouvement citoyen est généralement analysé sous l’angle social, ou de la fiscalité. Il est peu évoqué sous l’angle de l’aménagement du territoire et des mobilités. C’est pourtant un angle intéressant.

Après une campagne active sur les réseaux sociaux, les «Gilets Jaunes» ont surpris par l’ampleur des adhésions rencontrées. Cette jacquerie digitale 2.0 peut bien entendu être analysée sous l’angle social. Elle représente également l’aboutissement de près de 30 ans de mesures de toute nature prises par des gouvernements successifs, quelle que soit leur orientation, sans anticipation de leur impact et sans vision à long terme, notamment dans l’aménagement de nos territoires. Ce mouvement révèle une fracture profonde entre une façade apparemment prospère et une large frange de la population qui s’appauvrit, même en ayant un travail.

L’étalement urbain incite au « tout voiture »

Il fut un temps où les villes et villages demeuraient de fait des quartiers à taille humaine qui offraient de nombreux équipements de service et de commerces de proximité aux habitants.

Lire aussi : L’étalement urbain, une hérésie.

Les gens se déplaçaient alors à pied ou à vélo pour faire leurs achats quotidiens. Cette mobilité de proximité et quotidienne favorisait aussi le lien social entre les personnes. Le développement économique des Trente glorieuses et l’augmentation du niveau de vie des Français fut aussi une période propice à l’essor de la voiture dans tous les ménages et de l’accès à une mobilité qui paraissait sans limite, avant le choc pétrolier de 1973.

C’est aussi l’époque où les « grandes surfaces » se sont développées. Les gens trouvaient sous un même toit des centaines de produits différents, de l’alimentation à l’électro-ménager en passant par la droguerie et les vêtements. Durant cette période, l’accès à la propriété a été facilité, même pour les plus modestes. De nombreuses opérations de lotissements se sont réalisées en périphérie des grandes villes. De nombreuses familles ou couples aux revenus modestes se sont installés dans les aires péri-urbaines où le foncier était bon marché.

On a donc vu se développer une multiplication des déplacements pendulaires. Pour ces Français qui se retrouvent ainsi à l’extérieur des grands centres urbains, sans infrastructures pertinentes de transports publics, l’utilisation de la voiture devient une question de survie. Or face à l’augmentation du carburant, ils ressentent une réelle baisse de leur pouvoir d’achat. Au cours des prochaines décennies, nous allons donc devoir redéfinir tous nos modes de déplacement.

D’autres formes de mobilité à renforcer et à réinventer 

Les années 1980 et 1990 ont vu le développement du TGV : mais ce fut « l’arbre qui cache la forêt ». Des milliers de kilomètres de voies ferrées ont été supprimés au cours du siècle passé : ces voies, dites secondaires et c’est bien là l’intérêt du réseau ferré créé au 19ème siècle, irriguaient  véritablement tous les territoires, y compris les zones les plus reculées.

Aujourd’hui toutes ces lignes auraient une réelle utilité pour faciliter les déplacements en innervant les territoires périurbains ou ruraux. Or, si l’on ne prend pas le TGV, cela se révèle maintenant difficile et long. L’État s’est défaussé sur les Régions. Leurs actions ont  facilité le développement des Trains express régionaux (TER) et des Inter cités. Mais celles-ci ont 10 à 12 fois moins de moyens financiers que les Länder allemands, par exemple.

Ce sont donc tous les grands principes favorisant la mobilité et le report modal entre modes de transports qu’il faut redéfinir avec une vision anticipatrice du long terme pour prendre en compte la fin programmée et nécessaire des énergies fossiles, qu’elles soient carbonées ou nucléaires. Cette démarche n’est encore qu’embryonnaire et révèle un manque d’anticipation à l’échelle nationale.

L’incitation aux déplacements doux sur les courtes distances, le développement des transports en commun en site propre, les parkings relais et autres interfaces multimodales pour inciter aux changements de moyens de transports sur un même trajet, sont autant de pistes à travailler, mais qui n’auront pas d’effet immédiat. Cela est relativement envisageable dans les grandes villes, mais les villes moyennes et les petites communes sont écartées de ces démarches, alors que ce sont les plus fragiles actuellement.

La revitalisation des centres villes un enjeu de mobilité :

Au cours des dernières décennies, les « grandes surfaces » ont poussé comme des champignons en s’implantant sur du foncier bon marché et excentré. Les dégâts collatéraux au fil du temps sont catastrophiques. Ce sont désormais des centres villes désertés où les commerces ont fermé les uns après les autres :la revitalisation de ces centres ne passera pas que par des mesures financières telles que les prévoient le programme Action cœur de ville.

Si l’on peut comprendre que les élus aient souhaité « chasser » la voiture du centre-ville, pour des raisons de mise en valeur des espaces publics et  environnementales, cette politique favorise des hypermarchés non reliés aux transports publics et génère une circulation automobile intense. Un plan de stationnement adapté et lisible, permettant au piéton d’accéder au centre des villes est une solution médiane qui peut arriver à un meilleur équilibre. Les achats pondéreux peuvent alors y être encore possibles.

C’est vrai aussi pour les services. De nombreux hôpitaux se sont déplacés ou ont été créés en dehors des centres urbains pour être plus facilement accessibles. Avec en complément, la fermeture des cliniques et hôpitaux des villes moyennes : est-il normal qu’à l’heure où l’on parle de transition énergétique et face à l’augmentation des taxes sur le carburant, une femme doive faire 50 kms ou plus pour pouvoir accoucher ou un malade, le même trajet au moins, pour se rendre aux urgences.

Il en est de même pour les services publics comme la poste ou les centres des impôts qui désertent les villes moyennes sous prétexte de la dématérialisation des démarches administratives.

L’effet pervers de la fiscalité sur l’énergie

L’État français, dans un élan qui se présente comme moralisateur, augmente régulièrement les taxes et notamment celles sur les produits pétroliers ; ce faisant il crée sa propre dépendance et n’affecte cette fiscalité que minoritairement aux objectifs annoncés. Comment, dans ces conditions, peut-il réellement œuvrer pour une transition énergétique, abandonnant à terme les produits pétroliers et l’énergie nucléaire ?

Il est impossible d’être « juge et partie ». La promotion de nouvelles énergies nécessite de sortir de cette configuration. A l’heure actuelle, promouvoir l’hydrogène et le solaire implique de sortir d’une optique de « raisonnement financier pur ».

Une large part du produit des  taxes assises sur l’énergie devra également être dégagée pour remettre en service des lignes ferroviaires désaffectées, ou en voie  de disparition pour irriguer les territoires péri-urbains et ruraux, qui manquent d’offres de transports diversifiés. La réouverture de nombreuses lignes secondaires comme cela s’est fait dans d’autres pays européens tel que l’Autriche, ou l’Allemagne devra ainsi être sérieusement envisagée.

On voit bien la sensibilité des habitants des zones périurbaines ou rurales aux questions de mobilité à travers l’opposition forte qu’a suscité le passage à 80 kilomètres au plus sur de nombreuses routes nationales ou secondaires. Une mesure qui n’a pas du déplaire aux sociétés chargées de la gestion des autoroutes. 

Changement de paradigme de l’urbanisme

Sur les 34 milliards d’euros attendus de la taxe sur les carburants en 2018 seuls 7 milliards seront orientés vers des dispositifs destinés à atteindre les objectifs de la transition énergétique. C’est peu face aux enjeux que nous avons devant nous, cela sent l’impréparation et ne paraît pas convaincant pour une population déjà très meurtrie par la  fracture sociale.

Fournir des aides financières aux populations, qui en ont le plus besoin pour acheter du carburant ne suffira pas et n’est pas la bonne solution pour atteindre les objectifs nécessaires à la transition énergétique. Il faut absolument que tous nos décideurs politiques prennent pleinement conscience que l’aménagement des territoires tel qu’il se pratique en France, notamment depuis la période d’opulence des « Trente glorieuses », n’est plus possible.

La lutte contre l’étalement urbain, le recours à une densité gérée dans le cadre d’une vision équilibrée d’intensité urbaine, avec l’intégration de trames vertes et bleues, l’amplification de la diversité des mobilités en dépassant le mono-modal quel qu’il soit, la réduction des trajets domicile-travail, la création de tissus urbain faits de mixité sociale et de diversités des fonctions constitueront des axes majeurs de développement.

Notre pays pourra ainsi faire face, dans le respect de toutes les catégories sociales, à un meilleur accueil de la population pour lui permettre ainsi de vivre dans un monde décarboné et dénucléarisé, fait de villes désirables et durables.

Pour découvrir le fichier PDF de la publication, téléchargez le document ci-dessous.

Eric RAIMONDEAU

Eric RAIMONDEAU

Gérant de l'agence UTOPIES URBAINES

J’ai créé l’agence Utopies Urbainespour partager mon expertise et la transmettre au travers des expériences que j’ai pu acquérir en direction des élus locaux mais aussi  des fonctionnaires des communes ou intercommunalités lors de sessions de la formation continue ou initiale. Ce site veut aussi être un relais pour des offres d’emploi proposées par les collectivités territoriales.

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